Le Monde tremble, se créolise, c’est-à-dire se mulitplie, mêlant ses forêts et ses mers, ses déserts et ses banquises, tous menacés, changeant et échangeant ses coutumes et ses cultures et ce qu’hier encore il appelait ses identités, pour une grande part massacrées. La pensée archipélique tremble de ce tremblement, bouleversée de ces crises géologiques, traversée de ces séismes humains, elle repose pourtant auprès des rivières qui enfin s’apaisent et des lunes qui languides s’attardent. Mais elle n’est pas, cette pensée, un seul emportement indistinct, ni une plongée sourde aux profondeurs, elle chemine selon des réseaux qui s’attirent et qui n’abandonnent aucun donné du monde loin du monde. Elle ouvre sur ce que Montaigne appelait « la forme entière de l’humaine condition », la forme, non pas l’Un, ni une essence, mais une Relation dans une Totalité.
Le tremblement est la qualité même de ce qui s’oppose à la brutale univoque raide pensée du moi hormis l’autre. Aurons-nous la hardiesse de rapprocher ces limailles, sans trop attendre de la compassion, ni de la loi, qui n’y suffisent pas ? la compassion n’est souveraine que quand elle exige résolument et continûment la justice, la loi n’est juste que quand elle s’inspire sans limites de la pensée du Tout.
Nous entendons cette tempête continue, qui trame pour nous la Relation. Il reste à rappeler, ce que nous n’avons pas encore soutenu, que la créolisation dans la Caraïbe, comme au Brésil, a été accélérée par la déportation des peuples africains, qui ont sans aucun doute contribué à radicaliser ici les oppositions et par conséquent les symbioses entre tant d’éléments, de vies et de mort, d’ignorances et de savoir, de musiques et de silence, de souffrances et de joie, convoqués dans cette région du monde. Des peuples déportés puis semés ainsi sur une si énorme étendue retrouvent à douleur les traces de leurs cultures abandonnées, en même temps qu’ils se disposent plus volontiers aux autres... : Ils créent de l’inattendu. La musique de jazz est un tremblement, elle a d’abord rayonné, dans le Sud des Etats-Unis, en musique archipélique, avant de se continentaliser.
Dans la Caraïbe, les oiseaux Zémi ont rencontré à la fin les oiseaux d’Afrique. Le koribibi, survivant à la Conquête, et inspiré du Serpent à plumes, partage la nuit des cases avec l’oiseau Sénoufo, invisible évadé du bateau négrier.
Edouard Glissant, La cohée du lamantin, Gallimard - 2005
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