Ou c'est la Loire
Extase lente à Beaugency
toutes les fois que tu t'attables
au clair de Loire qui s'en va
du regard jusque dans les saules
et retour aux éclats de ciel
avalés par les tourbillons
et retour aux tresses d'eau grise
qui rincent l'œil à chaque instant
et retour à l'avenue d'ombres
à l'eau creuse gorgée d'orages
au démarrage perpétuel
l'eau morne toujours en avance
qu'on retient par son petit nom
Tous les parleurs de Loire en parlent large et lentement pour la lumière ouvrant l'espace et pour les tourbillons presque jamais visibles.
Qu'ils soient du côté mauve ou du côté blondeurs, du côté boires ou du côté mouilles, qu'ils aient en vue les aulnes ou le tuffeau, qu'ils soient des vignes ou qu'ils soient des plages, ils remâchent avec les mots.
le même long silence au goût d'osier
le chuintement contre les sables à tourterelles
les vignes minces peignant l'air
la nacre bue en respirant le clair des eaux
l'épaule ardoise des toitures à contre-ciel
cette paix d'ombre au frais des caves demeurantes
cette large lumière à deux couleurs
l'une mauve et l'autre blonde à l'aplomb de la fuite
D'un amateur de Loire et qui m'a compris : "Chaque fois qu'un Français ouvre la bouche en disant Loire, déjà il baille en souvenir de l'eau. Mais s'il voit réellement la Loire, alors il ne refermera jamais la bouche."
Tout ce qu'on aime, à fréquenter la Loire, y est : le large lit, l'eau étale et même ensablée, sa force de sommeil, son pouvoir d'ennui, et le bruit grand ouvert entre les deux liquides avec la finale en fuite avec l'e muet. Par le cours et par le nom la Loire est marchande de sable. Au moins dans les régions et dans les saisons où elle est la plus belle. Ajoutons que le nom fait aussi miroiter, par le jeu des échos, tout un système d'éclats assourdis où le parleur écoute plus qu'un peu vibrer tout un champ de la langue : par une des grandes finales du français oir(e) où non seulement le noir et la clarté dilués scintillent ensemble, mais encore où le réseau "muet" d'associations - voir, loir, soir, noir, boire, gloire, miroir - suspend et retient dans le mot comme un savoir-écho subliminal qui est encore vibration, vibration exigeant l'écoute lente et la dégustation méditative.
Excusez-moi, j'allais trop vite, je recommence.
Comment séparer la Loire de son nom ? Le pays, de sa parole ?
Couze, Rhône, Seine, Huveaume, Andelle (encore que...), Yonne et même Truyère, on peut les distinguer, les dégager de leur écho. Presque les libérer de ce bruit qu'ils font dans la langue. Bref, faire le sourd.
Mais la Loire ! Difficile. La voix qui est dans ce mot : Loire, l'ensemble d'échos qu'il réveille, c'est un bouquet, c'est une bouchée sonore presque sans fin dans le français. Une des plus riches en tout cas. Qu'est-ce qu'on entend, articulé par la diphtongue grande ouverte ? Tout un appel d'harmoniques au travail : on entend soir, plus ou moins nettement, on entend hoir, drole d'héritage que cette eau, à propos d'eau courante on entend lavoir, on entend, de loin il est vrai, loir (la bête), de tout près on entend Loir (la rivière), on entend miroir, on entend terroir, on entend moire évidemment, on entend gloire. Bon, assez de preuves. Ou plutôt encore une. Je m'arrête à boire, car à rôder de ce côté devinez ce qu'on trouve : on nomme boires, en pays de Loire, les eaux dormantes formant piège où les nageurs (s'il y en a) et les barques courent le risque de s'engloutir, attiré par le faux calme. Ainsi du verbe assoiffé d'eau au lieudit de la gourmandise mortelle, l'échange a eu lieu, le voyage mythique.
Ce qui rime avec Loire est bien cette brassée d'échos prouvant jusqu'à plus soif que presque toute la langue s'est invitée. Quel fleuve, Quelle voix !
Au point que, pour penser près de l'eau ou face à elle, il faut penser contre son cours, se déprendre à chaque instant, s'arracher d'elle à chaque regard, à rebours sur place, anabase en force, revenir à soi pour ne pas descendre et couler, bref, penser contre soi, contre la pente en soi, contre l'eau en soi, vouloir amont.
Par exemple il est connu que pour nager la Loire il vaut bien mieux la remontrer, même d'un peu, avec beaucoup d'efforts, au risque de surplace et ridicule (il n'y a qu'elle à ce point-là pour tirer l'eau comme un drap continu sous les pieds des nageurs), on fait les gros yeux, on brasse comme un perdu, tes jambes, sers-toi de tes jambes, et du calme, respire, n'oublie pas de respirer, on serait mieux à lire Nietzsche ou Tanizaki, on a l'air de se noyer, c'est pour ne pas se noyer, si vous cédez à la Loire elle vous emmène n'importe tout, aux sables, aux aulnes, aux branches, aux piles des ponts, vous cogner, vous étourdir (les fameux tourbillons), vous abolir, vous fondre à son discours imprévisible et tout en muscle.
Bleu ramier l'ardoise bleue
montée du fleuve vers les toits
fait roucouler contre le soleil
un peu de Loire arrachée à l'eau
Couchant ses extraits de Loire sur papier bleu Turner se montre assoiffé de fleuve, son eau se répand de l'œil jusqu'à la main, aquarelle qui rêve à quoi ? à l'éternelle influence.
Mais oui, l'influence ! Une rivière est dans ce mot, une rivière silencieuse.
Amis des cours d'eau, amis du cours de l'eau, le latin joue avec fluere, couler, d'où proviennent flumen et fluvius, l'ancêtre de notre fleuve. Et donc le latin s'amuse avec influere, couler dans, par extension : faire invasion, par extension : s'insinuer dans l'océan, dans un pays, dans un esprit. De cet influere découle évidemment notre influence. Mon esprit envahit à livre ouvert ! Et le vôtre, donc, nageurs mentaux !
Elle est partout, l'influence, où il y a filiation, secrète ou avouée peu importe puisque même avouée l'influence reste un secret, regardez-vous, regardez-moi, un secret séminal et silencieux, une insinuation décisive : par la mémoire des voix comme du geste, par le souvenir du sens, par l'imprégnation d'un flux qui pousse notre histoire et la produit.
Influence st un mot de rivière, c'est la rivière faite pensée, la pensée-flux, c'est un mot-rivière au geste mimétique, ombré qu'il est de sa voix théâtrale : ce gonflement de la diphtongue au beau milieu et cette muette en finale, appuyée sur la sifflante, une finale en forme de glisse, de suite, de fuite, figure de l'eau qui trace et de la pensée qui dépose.
Ludovic Janvier, Des rivières plein la voix / promenade, Gallimard-L'arbalète, 2004