... Le temps
d’un battement de paupières et tout était pourtant dans l’ordre terrestre, sauf
qu’il me restait cette sorte d’affaissement qui succède à l’acte d’amour, une
grande tristesse, et le dépaysement dans mon propre pays.
Je sors d’un
rêve que je ne puis rapporter.
Un rêve ne peut
être fixé. Il s’écoule et chacune de ses images constamment se transforme
puisqu’il n’existe que dans le temps et non dans l’espace. Puis l’oubli, la
confusion... mais ce que je peux dire, c’est l’impression qu’il m’a fait.
A mon réveil,
je savais que je sortais d’un rêve où j’avais commis le mal (je ne sais par
quelle action : meurtre, vol ?) mais j’avais commis le mal, et
j’éprouvais le sentiment de connaître la profondeur de la vie. Quelque chose
comme si le monde avait une surface sur laquelle nous glissons (le bien) et une
épaisseur où l’on ne s’enfonce que rarement, plus rarement qu’on ne croit (je
note tout de suite qu’il s’agissait ainsi en rêve d’un séjour en prison).
Je crois que ce
rejet du monde par le monde peut donner une humilité ou un orgueil, ou vous
obliger à rechercher de nouvelles règles de vie, que ce nouvel univers vous
permette de voir l’autre monde.
Il serait
difficile d’expliquer pourquoi dans la cour de cette prison passait le cortège
funèbre de tous les rois de la Terre. Ce n’est pourtant pas l’instant d’être
imprécis. En réalité chaque roi, chaque reine, chaque prince royal, vêtu d’un manteau
de cour de velours noir à traîne et coiffé de la couronne d’or fermée, voilée
de crêpe le plus souvent, menait le deuil de tous les autres rois. Déjà étaient
passés devant elle presque tous les rois du monde---ce qui veut dire d’Europe,
quand la bonne vit s’avancer un carrosse doré traîné par des chevaux blancs
vêtus de deuil. Une reine y était assise, le sceptre au poing et le poing aux
genoux. Elle était morte. A pied, une autre reine suivait, dont le visage était
voilé. On ne pouvait les reconnaître. On savait que c’était des rois, des
reines et des princes à leur couronne et à la raideur un peu timide de leur
marche.
Malgré la
dignité et l’éloignement forcé auxquels les oblige la vie, ces monarques
parurent très près de la boniche qui les regardait défiler, avec étonnement,
mais sans plus de crainte ni d’émerveillement qu’elle n’eût regardé passer une
bande d’oies conduites par le jars. Ce cortège donnait vraiment l’impression de
la richesse, les bijoux de deuil y étaient avec profusion, sauf qu’il n’y avait
pas une fleur, un feuillage, si ce n’est brodés d’argent sur noir. La reine
d’Espagne, reconnue grâce à son éventail, pleura beaucoup. Le roi de Roumanie
était maigre, presque sans chair, et blanc. Tous les princes allemands le
suivaient.
Et chacun, dans
ce cortège, était seul, pris, capturé dans un bloc de solitude d’où il ne
pouvait rien voir que lui-même et l’exceptionnelle magnificence- non d’un
destin - mais de la trace de ce destin qu’il continuait. Leur solitude enfin,
et leur indifférence permettaient à la bonne d’être maîtresse d’elle-même
en face de ces personnages hautains. Elle les regarda comme sa patronne
regardait le samedi de son balcon passer les noces.
Je suis soudain
seul parce que le ciel est bleu, les arbres verts, la rue calme, et qu’un chien
marche aussi seul que moi, devant moi. J’avance lentement, mais fortement. Je
crois qu’il fait nuit. Ces paysages que je découvre, ces maisons avec leurs
réclames, les affiches, les vitrines au milieu de quoi je passe en souverain
sont de la même substance que les personnages de ce livre, que les visions que
je découvre quand ma bouche et ma langue sont occupées dans les poils d’un œil
de bronze où je crois reconnaître un rappel des goûts de mon enfance pour les
tunnels. J’encule le monde...
Jean Genet, Pompes funèbres, p.
267 - L’imaginaire, Gallimard (1953)