Le monde est beau, le corps est bon, l'enfant est exquis et le vieillard est chaud, grâce du temps et soleil incliné. Ce qui nous est refusé, c'est si peu et c'est tout, le pain blond et l'eau fraîche de la vie.
Il n'est pas temps encore de jouir jusqu'aux limites de nous-mêmes. Il est temps de savoir combien la jouissance manque, et jusqu'où la vie a été bafouée. Il est temps d'être dur, et de lutter pour que la vie advienne, et sa seule jouissance.
Nous devons vouloir ce qu'il y a de plus difficile, non parce que c'est difficile, mais parce que c'est jouir, jouir de voir et jouir d'entendre, jouir de l'enfant et jouir du vieillard, jouir de nos corps confondus, jouir de l'aube et jouir du crépuscule, et que c'est ce dont sont le plus privés les hommes de la terre empoisonnée, de la terre malheureuse.
Car c'est bien la vie, et la jouissance d'elle seule, que devront porter les vraies révolutions.
Mais sans les femmes, et l'éveil de leur conscience avilie, les vraies révolutions s'épuiseront, et la terre redeviendra celle de l'homme fort, puissant et triomphant; de l'homme semeur de progrès, d'oppression et de détresse.
Plus l'attention se fait rigoureuse, profonde, plus il apparaît que c'est précisément ce dont les femmes ont été le plus intimement privées (sans doute parce qu'elles étaient particulièrement douées pour ça) : la jouissance de vivre, qui devra être retrouvé, inventé, rendu; et pas seulement à elles, mais à la terre entière, hommes, enfants, adolescents, vieillards.
Il est fini le temps des femmes toujours à la traîne des révolutions-circonvolutions de l'homme en lutte contre lui-même.
De la vraie révolution à venir, elles seront le cœur, ou comme on dit le foyer, lumière et chaleur et vie promulguée.
Un jour peut-être, ce sera la Fête.
Nous serons ensemble et confondus. Les taquineries, les caresses et les rires feront la ronde des vieillards aux enfants, des enfants aux adultes, des filles aux garçons, et de tous à tous. Les bouches fraîches baiseront les joues fanées. Les bras rhumatisants et lourds entoureront les vigoureuses épaules.
Et nous partagerons les fruits, le lait de nos labeurs.
Un jour peut-être nous inventerons ce que nous avons mis tant d'acharnement à empêcher; le plus simple, le plus vrai, le meilleur, le plus fou et le plus sage : l'harmonie de nos rires.
Annie Leclerc, Parole de femme (pages 202-204),
Actes sud - Collection Babel - Septembre 2007