Qui jugera du chemin ? Ton corps respire, une haleine l'entoure, l'autre est ce passant venu des lointains, retournant aux lointains.
Tu dois consentir, fraction du monde, multiplication des années et des êtres. Quelle luminosité as-tu un jour connue pour ombrer la rencontre ? Tu te retournes, les traces sont là, derrière, devant, elles te précèdent toujours. Tu sens le sceau de lassitude, tes jambes tremblent quand la peur pose son caillou dans le ventre - étalon or. Sur son autel, une main presse l'attente. La parole reflue quand, jeté en pâture, solitaire, le corps s'étiole, les lèvres se pincent, il n'y a plus de pulpe autour des mots.
Qui jugera du chemin ? Les voies de l'incarnation ont mille possibles, nous empruntons toujours l'unique, impossible.
Sylvie Fabre G., corps subtil - EditionsL'Escampette, février 2009
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı
Önce hafiften bir rüzgar esiyor;
Yavaş yavaş sallanıyor
Yapraklar ağaçlarda;
Uzaklarda, çok uzaklarda,
Sucuların hiç durmayan çıngırakları
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı.
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı;
Kuşlar geçiyor, derken;
Yükseklerden, sürü sürü, çığlık çığlık.
Ağlar çekiliyor dalyanlarda;
Bir kadının suya değiyor ayakları;
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı.
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı;
Başımda eski alemlerin sarhoşluğu
Loş kayıkhaneleriyle bir yalı;
Dinmiş lodosların uğultusu içinde
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı.
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı;
Bir yosma geçiyor kaldırımdan;
Küfürler, şarkılar, türküler, laf atmalar.
Bir şey düşüyor elinden yere;
Bir gül olmalı;
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı.
İstanbul'u dinliyorum, gözlerim kapalı;
Bir kuş çırpınıyor eteklerinde;
Alnın sıcak mı, değil mi, biliyorum;
Dudakların ıslak mı, değil mi, biliyorum;
Beyaz bir ay doğuyor fıstıkların arkasından
Kalbinin vuruşundan anlıyorum;
İstanbul'u dinliyorum.
J'écoute Istanbul, les yeux clos D'abord le souffre d'une brise légère, Les feuilles des arbres Frémissent doucement ; Au loin très loin Les clochettes inlassables des vendeurs d'eau, J'écoute Istanbul les yeux clos.
J'écoute Istanbul les yeux clos, Là-haut viennent alors les oiseaux, nuées après nuées, huées après huées ; Dans les darses on tire les filets, Les pieds d'une femme caressent l'eau, J'écoute Istanbul les yeux clos.
J'écoute Istanbul les yeux clos, Tout frais le Grand Bazar, Grouillant de monde Mahmutpacha1, Des pigeons pleins les cours ; Les marteaux sonnent dans les docks, Parfums de sueur dans l'air pur de printemps, J'écoute Istanbul les yeux clos.
J'écoute Istanbul les yeux clos, Un yalı2 dans le clair-obscur de ses remises à bateaux Se souvient de l'ivresse des grandes fêtes ; Dans la clameur des vents du sud apaisés J'écoute Istanbul les yeux clos.
J'écoute Istanbul les yeux clos, Passe une fille sur le trottoir, Jurons, chants, chansons, appels ; Tombe quelque chose de sa main, Peut-être une rose, J'écoute Istanbul les yeux clos.
J'écoute Istanbul les yeux clos, Un oiseau s'agite dans tes jupes, Ton front est-il chaud ou non, je le sais, Tes lèvres sont-elles mouillées ou non, je le sais ; Une lune blanche se lève derrière les pins, Je le perçois par le battement de ton cœur, J'écoute Istanbul.
Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras, Bleu autour, 2009
le matin du sang a soupoudré les sagas nées des scories d'étoiles déflorées à pleins tubes
du haut plateau où tes doigts plient l'incendie des sumacs jusqu'à la steppe fracturée par le bec des pygargues mes poings d'interrogation frappent le ciel
matin de lait sel d'agrotides et de lis l'abîme nous gratifie d'un ventre d'antilope abatttue dans le mil des tonnerres
mais nul mot nul mot sinon la farine des lyctes par ce temps mâle et par gerbes les pucerons du vent sous les cataires
tant pis si seul tant pis je falsifie l'enseigne publique de l'aube je m'en frotte l'œil avant d'encrer dans la coutume inextricablement claire du temps
Mohammed Khaïr-Eddine, Soleil arachnide, nrf, Poésie/Gallimard, août 2009
Un essai sur la visibilité (ce qu'écrire ne dit pas)
Sur ce cliché (un homme semblant sourire) tient une enveloppe contenant les pièces d'un livre sur Artaud, pantalon de toile, Clarks aux pieds, il remonte au château après une partie de cartes au café du village
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) s'exprime devant ses élèves, il semble entraîné par la phrase qu'il prononce, elle imagine bien cette voix chaleureuse à la dictée parfaite
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) est allongé sur l'herbe sèche, elle est presque dans ses bras mais suffisamment détachée pour que leurs regards puissent se croiser
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) revient du Brésil, accompagné d'un ami, ils sont devant l'avion, ils ont des chapeaux "panama", des costumes sous leurs imperméables comme dans un film noir
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) et sa fille se dévisagent paisiblement, de cet instant naîtra la notion de mémoire balistique : comment savoir si les morts perçoivent la vie des autres ou s'ils sont reliés de quelque manière que ce soit à ceux qui les déplorent
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) est à Pondichéry avec à ses côtés une princesse hindoue en sari blanc ; il y a comme fondement d'un savoir commun la reconnaissance des lieux
... Sur ce cliché, boyard maïs au bec, pull à col roulé (un homme semblant sourire) est assis sur des marches d'immeuble, sa fille se tient sur ses épaules, avec une coupe à la Stone, son père agrippe ses mollets, elle l'entoure de ses bras
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) la regarde dans un halo de lumière pâle, toujours cette bonté pénétrante, l'œil humide à cause de la fragilité du bleu
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) avec une femme assise sur ses genoux, c'est le soir, il a posé sa main sur sa taille, un peu en retrait, avec toujours ce sourire lointain, ces pensées ailleurs, vers quelque chose d'angélique
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) est assis à la grande table du château, il joue aux échecs, avec devant lui des verres bleus qui renvoient la lumière sur le bois et le sol, eh haut à droite de la photo la porte donne sur la chambre de sa fille
... Sur ce cliché (un homme semblant sourire) est allongé dans l'herbe sèche, il dort profondément comme il savait le faire, n'importe où pour quelques minutes, elle chatouille son visage avec un brin d'herbe, c'est l'été 76, il semble ailleurs, encore ce demi-sourire dans un rêve, semblant lui dire "tout ça est un grand labyrinthe"
... Sur ce cliché, table à tréteaux, murs épais blanchis à la chaux, cette maison du sud appartient aux adolescents, our quelque temps encore, l'absence d' (un homme semblant sourire) emplit tout l'espace
... Sur ce cliché opaque (un homme semblant sourire) est un bébé potelé qui possède une dimension cosmique pour la future petite fille que je fus, suspendue à son cou.
Sandra Moussempès, Photogénie des ombres peintes, Flammarion, septembre 2009
Ailleurs: - Le blog de l'auteur - Sandra Moussempès sur le site du cipM
d’ un
soi-disant matin
corrigé d'une ode d’une
autre aube toujours différente, lisse à
l’endroit ce qui blesse le regard i.e
la lumière brisée prenant
la bouche la voix de surface
very
dark very light very like the sun un soleil de chaque
jour oublié sur
la corde sombre du
cœur-Celan übers Herz
Schattenseil ou
l’âme à l’endroit
vide du
poème
où
vous me dîtes
allez
plus loin en
cet accord atonal Dichtung «
qu’il n’est plus temps de se vouloir » à
l’entrecoeur magique toujours
inconnu et
attendez de vous défaire
de la langue et
de la chose de la lettre et
du sentiment toujours à
la naissance comme
« le surgir d’un
visage aimé dans
la foule »
vous ou Patti
Smith parce
que les
temps changent et que
parfois il
suffit d’exister sans appui malgré
le noir azur la
lumière inerte aval amont de sauvegarder la
béance
Joseph Julien Guglielmi, Priant que la poésie soit humaine soit plus (ode)
Je pars. Toujours il dit Je pars, je me tire. Il aime le mouvement de partir. Il se fout de l'endroit à atteindre, ce qu'il aime c'est partir, c'est déclarer qu'il part. Il dit qu'il va écrire, un jour, l'éloge de la fuite. Cet éloge lui paraît d'autant plus justifié qu'il a appris, hier que le verbe partir, en espagnol, signifiait aussi partager. Il a toujours sur lui un passeport à jour pour passer les frontières. Prêt à fuir. Il n'y a pas trente-six solutions quand l'ennemi menace, dit BW, mi-rieur mi-sérieux : soit mettre les voiles, soit l'attaquer de front (cette dernière solution requérant un attirail et des forces plus lourdes). Toute autre est malvenue. BW est un guerrier. Plus tard, je dirai en quoi.
BW est un tendre. Il pleure la mort de Fausto le chat. Encore aujourd'hui, il pleure sa mort. Il a des chagrins lents et des joies foudroyantes. Ses joies lui sont le plus souvent données par le voyage, par les plaisirs qui naissent du voyage. Je l'ai mille fois constaté, c'est en voyage que BW montre son visage le plus avenant. En cela, il diffère de moi. Tout projet de quitter le refuge m'accable. L'odeur des gares m'écœure. Traîner une valise m'est un supplice. Mes tendresses d'esprit vont, de préférence, aux reclus et aux immobiles. Il m'arrive de penser que je pourrais sans peine mener une vie de moniale. Ma vie physique est d'ailleurs une vie d'enfermée (et ce n'est pas demain qu'on m'invitera au festival des écrivains voyageurs). BW, lui, est toujours en instance de partir.
Dès que quelque chose l'insupporte en France, et c'est souvent, il dit Je me casse, je me barre, je vais voir ailleurs si j'y suis (il aime l'ironique justesse de cette expression). Quelquefois, il le fait pour de bon. Et je m'inquiète.
BW a des goûts dispendieux. Dès qu'il a de l'argent, il le claque. Il claque aussi celui qu'il n'a pas. Ce qui le plonge dans des affres terribles : dettes au fisc, avis à tiers détenteur, prélèvement sur salaire, etc. BW a horreur des ladres. Il peut rompre une amitié, du jour au lendemain, pour cause de ladrerie. Et se plaît à déclamer que :
Le ladre est une erreur
Car BW aime la grande vie, les grands gestes, les grands horizons, les manières qui en jettent, les chaussures en serpent, les oreillers en duvet de cygne et la littérature qui est, de tous les luxes, le plus considérable. C'est du reste pour leur savoir millénaire sur le luxe et la volupté que BW aime les pays d'Orient où il a souvent séjourné, leurs extravagants bijoux, leurs tapis, leurs soies, leurs tentures, leurs parfums capiteux, leurs somptuosités. Leurs harems, ajoute BW à voix basse et souriant. Le luxe ou bien l'ascèse (BW me racontera plus tard sa retraite à l'abbaye de Solesmes), il n'est pas d'autre solution. Quant au faux luxe, au confort moyen et aux moyennes littératures, non, non et non !
BW n'a strictement aucun sens de la mesure. Tout ce qui le force à la mesure le meurtrit. Tout ce qui l'onlige à l'économie l'exaspère. Il n'est pas une seule restriction qu'il ne ressente comme un avilissement. La modération bourgeoise et l'idée d'épargner lui demeurent étrangères. Sincèrement, il le regrette. S'il boit, c'est trop. S'il rompt, c'est à jamais. S'l soufre, c'est à mort.S'il aime, c'est corps et âme. BW a aimé l'édition corps et âme. Il a rompu avec elle à peine a-t-il compris qu'il devait désormais spéculer, négocier, marchander, opter pour des choix raisonnables, autrement dit qui rapportent, en langue d'édition (les opérations pécuniaires l'ayant assez peu occupé). Il a rompu avec elle pour ne pas obtempérer aux impératifs susnommés (qu'on aurait autrefois regardés comme vulgaires). Il a rompu avec elle plutôt que de forfaire à une certaine idée qu'il s'en faisait. Il a rompu avec elle avant que ne commence le dégoût de lui-même. L'une des raisons de ce livre est de dire la rupture de BW avec l'édition, et l'entrelacs compliqué de ses causes. Car la rupture de BW avec l'édition qu'il a aimé par-dessus tout m'apparaît parfois comme un raccourci violent de notre histoire contemporaine.
Le 15 mai 2008, BW perd brutalement l'usage de son œil droit. L'inquiétude est immense. D'autant que la vision de son œil gauche est très diminuée. BW consulte un spécialiste. Un décollement de rétine est diagnostiqué, puis opéré. Mais des complications surviennent et, pendant une quinzaine de jours, BW se demande s'il ne va pas devenir complètement aveugle. C'est dans ce laps de temps que naît ce livre. En attendant une nouvelle intervention chirurgicale sur l'œil aveugle, BW, qui ne peut se déplacer, ni lire, ni regarder la télé, me raconte dans une sorte d'urgence la somme des départs qui ont marqué sa vie. Je note ce qu'il me dit.
Mon cœur est une gare
Peut-être vais-je désormais, à l'instar de Démocrite qui se creva les yeux, peut-être, dit BW, vais-je désormais mieux voir mon existence et mieux voir le soleil autour duquel elle tourne.
J'ai tellement aimé vous embrasser l'épaule j'ai tellement De pierre de pluie tellement de lunes dans vos bras bleus Tellement d'oiseaux épouvantés quand le ciel se refroidit J'ai connu la peur et ses bottes de fer et ces vieux dragons Quand la tempête baratte la mer ô la flagellation de la mer Le diable est vieux et pluvieux mais rien ne m'empêchera De contempler votre épaule comme un vin mêlé de poivre Au jusant des narines rien n'est plus ange qu'une fille nue Poudrée d'or qui marche comme vous sous la pluie saoule Et son épaule ruisselle jusqu'au souvenir car j'ai tellement Ce frôlement des lèvres sur une peau à peine sur un frisson Ce luxe opulent d'une chair pullman qui palpite un opium Ambre obscur doux comme une nuit de madone en Orient- Express oh oui j'ai tellement cette houle une nuque souple La courbe adorable qui découvre une perspective enivrante
Alain Duault, Ce qui reste après l'oubli in La Nouvelle Revue Française, Avril 2008
Sinon la touche du vent, la cillée des nuages, les mains aux nœuds défaits, légères à pétrir le ciel de leurs doigts de fontaine.
Rien sinon ce qui échappe. Et s'abandonne à l'air.
Rien sinon ma danseuse d'automne. Suspendue. Flottante. En devenir dans le tourbillon de son âme déchirée.
Rien sinon votre chair qu'aucun mot n'habille. Votre feu qu'aucun regard n'éteint. Votre sang et vos larmes qu'aucune bouche jamais ne parviendra à sécher.
Ma danseuse, tout feu, tout flammes. Cœur au ciel et pieds légers, c'est toute la terre qui s'élève dans le chant rauque du bois. Dans les fibres qui se dénouent. Et tournent.
Dans la nuit, j'irai voler les derniers muscats noirs. Je presserai leur chagrin. Et longtemps après m'enivrerai de leur vin de lune. Ce sera pour vous rejoindre ma fiancée de vent. Et, ange, oublier ce qui blanchit mes nuits.
Alain Freixe, Dans les ramas, Edition L'Amourier - 2009
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