Sinon la touche du vent, la cillée des nuages, les mains aux nœuds défaits, légères à pétrir le ciel de leurs doigts de fontaine.
Rien sinon ce qui échappe. Et s'abandonne à l'air.
Rien sinon ma danseuse d'automne. Suspendue. Flottante. En devenir dans le tourbillon de son âme déchirée.
Rien sinon votre chair qu'aucun mot n'habille. Votre feu qu'aucun regard n'éteint. Votre sang et vos larmes qu'aucune bouche jamais ne parviendra à sécher.
Ma danseuse, tout feu, tout flammes. Cœur au ciel et pieds légers, c'est toute la terre qui s'élève dans le chant rauque du bois. Dans les fibres qui se dénouent. Et tournent.
Dans la nuit, j'irai voler les derniers muscats noirs. Je presserai leur chagrin. Et longtemps après m'enivrerai de leur vin de lune. Ce sera pour vous rejoindre ma fiancée de vent. Et, ange, oublier ce qui blanchit mes nuits.
Alain Freixe, Dans les ramas, Edition L'Amourier - 2009
Ce poème , noté de la main de Orhan Veli sur un papier enveloppant sa brosse à dent, fut trouvé après sa mort. Certains vers sont irrémédiablement effacés. Publié à titre posthume, 1.02.1951
La première était toute mince, comme une feuille, Aujourd'hui elle doit être femme de commerçant. Elle a dû en prendre, du poids. Mais j'aimerais beaucoup la revoir, Premier amour... amour toujours.
La deuxième Münevver, était plus âgée que moi. Avait des larmes aux yeux à force de rire En lisant les lettres d'amour que je jetais dans son jardin. Quant à moi, j'ai honte comme si c'était aujourd'hui En me rappelant ce que j'avais écrit.
.......................qu'est-ce que ça peut faire .......................faisions dans le quartier .......................dans l'état .......................s'écrivait côte à côte sur les murs .......................aux lieux d'incendie.
La quatrième était déchaînée, Me racontant des histoires coquines. Un jour, sans crier gare, elle s'est mise nue devant moi. Les années ont passé, je n'ai pu l'oublier, Tant de fois j'ai rêvé d'elle.
Je passe sous silence la cinquième et viens à la sixième. Son prénom : Nurinnisa. Ô ma belle ! Ô ma brune ! Oh la la ! Ma Nurinnisa !
La septième, Aliyé, était une femme distinguée, Mais je n'ai pu vraiment l'approcher : Comme toute femme distinguée, Il lui fallait fourrure et dorure.
La huitième était de la même race. Elle doutait de la vertu des autres femmes Mais devenait enragée quand on lui parlait de la sienne. De surcroît.......... Elle mentait comme elle respirait.
Ayten était le prénom de la neuvième. Esclave de l'un ou de l'autre au boulot, Mais à la sortie du claque Elle allait au pieu avec l'homme de son choix.
La dixième s'est révélée intelligente .......... est partie .......... Elle n'avait pas tort toutefois, Faire l'amour est réservé aux riches, Aux rentiers. Quand deux cœurs s'unissent, dit-on, Peu importe de se retrouver sur la paille. Oui, mais alors deux meurt-de-faim ne peuvent se retrouver
qu'à la soupe populaire.
La onzième tenait à son travail. Pouvait-elle faire autrement, Payée à la journée par un salaud ? .......... lexandra, Elle venait dans ma chambre Pour y passer la nuit, Buvait du cognac, se soûlait, Reprenait le boulot à l'aube.
La dernière, enfin. Je ne me suis attaché à aucune Comme à elle. Pas seulement femme : humaine. Ni précieuse ridicule Ni cupide. Aspirant à la liberté, A l'égalité. Aimant les hommes Comme elle aime la vie.
Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras, Editions Bleu autour - Collection Poètes, vos papiers !, mars 2009
Combleux, Monsieur. Vous ne connaissez pas Combleux ?
À
Combleux tout est clair. C'est l'enfance. C'est bien avant Les Onze, bien avant le grand tableau d'ombres dans lequel la clarté pièce à pièce est enfouie, bien avant que l'or et le soufre, le bleu, le blanc, le rouge, les couleurs trines de la République une et indivisible, dansent dans le noir, se lèvent calmement dans le fond de la nuit. À
Combleux il fait jour. Il y a le fleuve, le ciel, l'été. On est loin de ventôse. C'est à Combleux qu'il faut revenir, pour bien voir l'enfant ; et pour voir les deux femmes en grandes jupes claires qui fléchissent éperdument vers lui.
On sait ce que disait d'elles à sa façon voltairienne François-Élie, bien plus tard, quand elles n'étaient plus que cendres : Elles m'ont tué d'amour, mais je leur ai bien rendu. C'est que la maille était fortement tissée, Monsieur : la maille de leurs jupes. Et il fallut tailler là-dedans à pleines cisailles. Tailler, couper, trancher, faire souffrir et souffrir.
Mais cela c'était pour plus tard - quand par exemple pour la dernière fois il revint à Combleux, l'année 1874 où La Pompe de Frimont lui demande dans une lettre s'il a bien pensé à emporter "le grand manteau blanc-bis et le chapeau à trois cornes de même couleur" (et dessous, ce dont La Pompe de Frimont ne parle pas, la caricature voltairienne, la gueule torve du cordonnier Simon), "car l'hiver est à glace" ; quand La Pompe de Frimont le prie également de finir s'il se peut avant le printemps cette interminable Sybille de Cumes après quoi lui, La Pompe languit ; oui, à l'hiver de 1874, quand il revint ici pour la dernière fois, autant qu'on sache, et y peignit pour le susnommé cette grande série des Sibylles qu'on s'accorde à considérer, avant Les Onze, comme son chef-d'œuvre. On sait que cet hiver-là, peignant et ne peignant pas, doutant comme à son ordinaire, atermoyant sans mesure, il marcha souvent le long de la Loire prise à glace. Et - vous parlant de lui petit enfant blond dans des jupes - je ne peux pas m'empêcher de voir comme dans un reflet en surimpression le vieux crocodile en manteau blanc errer lentement sur les jetées sous le ciel sale de mars, crottant ses bas blancs, rabattant sur ses yeux ce chapeau clair que fouette la pluie de mars. Il lève la tête de temps en temps, il interroge une fois encore ce ciel, ce sol : et si je porte mon regard dans la direction des objets qu'il regarde, je vois de la pluie sur le monde ; je vois les chalands embâclés et parmi eux, plus haute, féminine, ventrue, cette énorme gabarre de Nantes échouée depuis novembre 1783 face à Chécy sur le plat-bord de poupe, la gabarre exténuée qui avant d'être dévolue au transport de sel en Loire a fait vingt fois les Amériques, la triangulaire, qui dans la cucurbite de ses cales a augmenté de l'or avec de la chair noire bien compressée et secouée, cuite, le bois d'ébène, la pièce d'Inde comme on disait, la chair de malheur transmuée pour quelques-uns en or pur, en tables à cent couverts sous les marronniers d'Inde, en bals, en Créoles zézayantes dessous leurs grands paniers - je vois ce prodigieux alambic gorgé d'eau se défaire en planches pourries sous deux ou trois corneilles. Je vois les saules nus de mars et les vols de hérons ; je peux voir aussi sous leur chapeau crevé les va-nu-pieds qui hantaient alors les écluses, les trépas de fleuve, qui attendaient pendant des jours que le patron d'une péniche les embauchât contre un coup de vin, un bout de pain, et qu'on appelait les hommes du bout du pont, ceux du bas de l'échelle, ceux qui vont basculer - et pour l'heure enragés par la glace et l'embâcle , mornes, basculant ; je les vois pleurant de faim affalés sur les grandes levées invariables et droites, le corset de pierres dures, le corset du désir qui ne varie pas sous les variations de l'eau , tout le pittoresque et le pictural, le fret universel qui fait les beaux tableaux, je le vois, comme Tiepolo, comme Fragonard ou Robert, comme Corentin, comme un peintre ou un badaud. Mais je ne peux pas voir aussi nettement que Corentin les voit en souvenir, car je ne les ai pas connus vivants, vivantes, les deux spectres blonds avec de grandes jupes dont Corentin regarde l'ombre éparse dans la pluie qui tombe sur le monde. Et peut-être alors coulent les larmes du crocodile.
Il pleure sur son empire perdu : sur le règne, à Combleux, d'un enfant sur deux femmes, c'est-à-dire sur le monde. Car deux femmes prosternées de part et d'autre de vous, c'est le monde. Et je ne crois guère quant à moi, le connaissant un peu par ma vieille fréquentation des Onze, je ne crois pas qu'il ait souffert enfant de l'absence de son père, comme on l'a tant dit ; non, le départ du père, la perte du père, ne lui fut pas une souffrance, mais un extraordinaire soulagement, une couronne inespérée ; car le père était le rival (et bien sûr, me dites-vous, il y avait une autre rivalité, plus diffuse, plus ancienne, plus spectrale quoique plus visible : celle qui, en belles étendues d'eaux asservies sous le corset de pierres dures, s'allongeait sans un pli d'Orléans à Montargis ; lamarque scélérate de celui qui excellait dans les détours de l'hydraulique, le vieux roi huguenot, le grand-père ; mais le grand-père avait la grande élégance d'être un rival mort, de ceux qui se transforment très alchimiquement en modèles). Le père était le seul rival notable, le vivant, celui qui parle en votre présence et n'est pas de votre avis ; et, ce rival éclipsé, par un coup de baguette magique devenu une ombre dont on parlait avec de la déploration, de la réprobation, lui François-Élie, disposa tout à loisir - enfin presque - des deux robes dont il fut l'unique objet.
C'est exorbitant, Monsieur : celui qui n'a pas connu cela ne sait pas ce que c'est que le plaisir de vivre. il n'a pas la moindre idée de ce qu'est un règne, c'est-à dire la grâce de tenir à sa disposition et sous sa dépendance non pas des imaginations ou des fantômes, ou ce qui revient au même des corps d'esclaves contraints, comme nous le faisons tous, mais des âmes vivantes dans des corps vivants - une grâce, vraiment, obtenue sans violence aucune, sans effort ni besogne, par la seule vertu du Saint-Esprit, ou par la vertu plus machinique d'un de ces diktats célestes qu'idolâtrait l'époque, l'Attraction universelle, la Chute des graves. Oui, cela, conformément à un décret spécialement ajusté à son usage par le Très-Haut ou le Grand Architecte, cela Suzanne, Juliette, leurs battements de cœur, leur mains et leurs robes, le monde entier donc - tombait vers lui, était à lui.
Pierre Michon, Les Onze, Editions Verdier - avril 2009
Ailleurs: - Page de l'auteur sur le site des Éditions Verdier - Dossier Pierre Michon sur le site Remue.net - Page Pierre Michon sur le site Auteurs contemporains
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