Photographie de Qiang Zhang
Chant VI / Abords du Kailash
Dans ce pays où il n'y a pas d'arbre mais où les hommes sont des arbres, un tremblement devient déchirure ainsi que le brin d'herbe à la surface d'un lac.
Les pas se fixent, opiniâtres dans l'argile.
Des pèlerins s'égarent dans la myopie des averses. La montagne tout entière tient debout dans une seule de nos prières.
L'Asie est une estampe d'Hiroshige. On traîne un souffle usé dans le secret des épaules.
***
Puisqu'il en est ainsi, que le silence se fasse dans ma chair ! C'est là que coulent les rivières et que le vent parcourt les plaines.
Chaque aurore est la première que le monde a connu, chaque crépuscule est le dernier.
Les nerfs filent sur les os, le sang enfle les veines. Douleurs et plaisirs ont longtemps été les plus sûrs chemins pour m'atteindre.
Le vent repose aujourd'hui sur ses gonds et je suis au jeu attendant le visiteur de peine.
(J'écoute donc je vois.)
Il faut se faire une raison, il y a dans la jeunesse de ce monde comme une inexactitude, quelque chose de refoulé en soi.
Tout ce pays ferraille avec l'imaginaire.
La durée est une équation, une incertitude. Les degrés se franchissent un à un.
- Il n'est plus de lieu à part moi.
Hier la lune était moins docile. Ses ornières sont un art de la fugue.
Je marche et toujours plus avant cette empreinte sur les berge dissimule un homme. On tient rigoureusement le registre de ses pas.
Il chute une première fois. Son ombre touche terre en signe d'allégeance. Chacun sait ce qu'il adviendra de lui mais personne ne s'aviserait de le traiter de fou.
Il chutera deux fois encore.
En Syrie, on m'a rapporté l'histoire d'un otage qui attendit en vain sa libération. Il mourut sans se douter un seul instant que l'on avait égaré la clef de cette porte repoussée derrière lui sans avoir pu être verrouillée.
Il ne vous sera pas donné de me faire entendre raison.
La poésie est anathème.
Faire peau. Voilà l'unique leçon de ce siècle, lisse comme le dos d'une main.
Faire peau et boire à même la paume. Le monde nous est offert sans autre forme d'étreinte.
Mais je tiens encore trop à la prunelle de mes yeux. Rien ne sera exaucé et cette homme chutera encore. Il ne peut rien sans témoin.
Le corps doit être parcouru de toute la longueur de son corps à la manière des pèlerins se jetant au parvis des sanctuaires.
La direction est toujours exacte.
Il y a l'arithmétique des hommes et celle dont nous sommes faits.
J'ai connu des pays où la distance empêche de voir loin devant soi. Il en va ainsi du vertige qui n'est pas la peur de la chute mais du désir de s'élancer.
Horizon est le mot le plus laid de notre vocabulaire.
Horizein se borne à n'être qu'une frontière. C'est un mot de sédentaire, la limite circulaire de la vue, pour un observateur qui en est le centre.
- Faut-il n'avoir jamais aimé ?
On a glissé le troufion et le bourgeois, tous deux dans le lit crasseux du bordel. Vous autres préférez tenir vos vertiges au bout d'une laisse.
***
Je n'entends plus rien à cette langue de forcené. Et je regarde le ciel et je regarde la terre. Je ne soupçonne rien. Pas même que tout cela respire.
Car c'est affaire de soupçon que de se rendre tout à fait.
En tibétain, beauté et bonheur sont synonymes. La langue est une sûre nostalgie. Leur dieu a nommé les choses pour que l'on ne les oublie pas.
Christophe Cérès,
Carnets tibétains,
photographies de Qiang Zhangéditions Voix d'encre - Mars 2009