Quand Antigone arrive à la grotte, Œdipe est assis à la pointe du cap, face au soleil et à la mer (...)
Lorsqu'elle est près de lui, il dit sans se retourner : "Antigone." Rien qu'Antigone et cela suffit car, dans les syllabes de son nom, elle entend qu'elle est comprise et aimée comme elle est. Remontant du pauvre village avec, dans ses vêtements, le parfum des fleurs de Chloé et l'odeur forte des poissons frits.
Elle s'assied à côté de lui et dit : "Clios ne peut achever la vague, il dit qu'il n'arrivera pas à la faire déferler et retomber dans la mer." il répond : "Je sais." Elle comprend avec soulagement qu'elle ne doit rien ajouter. Il est en train de mettre le large bandeau blanc dont il protège ses yeux quand il sculpte. Quand il a terminé, il dit : "Que Clios prépare la corde."
Clios est là, il aide Œdipe à revêtir ses habits de travail. Antigone fait réchauffer les poissons, les hommes mangent, elle croit qu'elle ne pourra rien avaler. Sur un ordre de son père, elle se force et se sent mieux. Clios entoure la taille d'Œdipe avec une peau de mouton pour rendre le contact de la corde moins pénible. il entoure le nœud d'étoffe, il ne prenait pas toutes ces précautions pour lui-même. Antigone vérifie les nœuds, elle voudrait l'aider, mais Œdipe lui demande d'aller travailler comme chaque jour.
Quand elle est partie, il se met à trembler, à claquer des dents. Clios s'inquiète : "Est-ce que tu pourras descendre ? - Oui, c'est la frousse, le vide, le vertige quoi ! Tu connais." Il connaît. Il aide Œdipe à descendre lentement.
Œdipe cherche des prises dans la falaise. Antigone l'entend qui entame le roc, en face de l'endroit où la vague doit commencer à déferler. Elle écoute le rythme régulier, habituel du marteau d'Œdipe et sens revenir en elle un certain apaisement. Là-haut, Clios guide Œdipe de la voix. Elle entend trois note de flûte qui veulent dire : Remonte-moi. Œdipe grimpe le long de la paroi. Un grand cri soudain, une prise a lâché, il a dévissé et Clios n'a pas eu le temps de raidir la corde. Il se balance tout le long de la paroi dont son corps heurte brutalement les saillants. Il n'a pas perdu ses outils, mais c'est en vain qu'il cherche à s'accrocher à une arête, le surplomb chaque fois l'en empêche. Il crie, il hurle de colère. C'est ainsi qu'il a dû crier quand il a tué le roi Laïos et ses gardes. Clios ne pourra jamais le remonter seul, il faut qu'elle aille l'aider. Elle passe sous Œdipe, il ne crie plus, il gémit, le ballant de la corde est pourtant moins fort. Elle se retourne et s'arrête, horrifiée. Il se tord au bout de la corde et vomit, en criant entre chaque crise. Il ne se débat plus, ne recherche plus à reprendre pied; il pend misérablement au bout de la corde comme un objet souillé. Ses vomissements coulent le long de la roche, tombent sur le sentier. Elle s'enfuit, elle n'ose plus se retourner. Tout en courant sur la pente, elle entend à nouveau ses gémissements qui deviennent des cris de colère. Il tente de s'accrocher, mais il n'y arrive pas et Clios ne parvient pas à l'aider à se hisser. A bout de souffle, elle est obligée de s'arrêter, les cris d'Œdipe la chavirent et pourtant elle perçoit qu'ils ont changé de nature. Ils ressemblent à ceux qu'il poussait dans la cour du palais lorsqu'il s'entraînait avec ses gardes. Jocaste alors, qui le regardait du balcon, les chassait, Ismène et elle, si elles cherchaient à le voir, hors de lui, en train de combattre.
Antigone est sur le cap, Œdipe ne crie plus. Le ciel est bas et tout noir, ce n'est pourtant pas encore la nuit. Elle se précipite vers Clios, il est couché sur le sol, la corde assurée autour d'un rocher. Penché sur le vide, absorbé par ce qu'il regarde, il ne la voit pas venir. Il n'a pas l'ai effrayé ni même inquiet, elle ne l'a jamais vu ainsi, il a l'air d'un homme ivre. Elle lui touche l'épaule, il se retourne et crie : "Il a passé !" Elle ne comprend pas ce qu'il veut dire, elle pourrait l'aider mais il n'a pas besoin d'aide. Elle se penche à son tour et voit Œdipe qui a franchi le surplomb, les pieds fixés sur de larges prises. Il s'appuie du dos à la corde tendue et creuse la pierre avec une force et une rapidité incroyables. "Tout va bien, dit Clios, va t'abriter, il y a un orage qui arrive." Mais elle ne veut pas s'abriter, elle veut voir comme lui, elle veut savoir : "Comment est-ce qu'il est remonté ? - Il s'est rué à l'attaque en hurlant et il a passé. - Il a été malade, je l'ai vu. - Tout d'un coup, dit Clios, quelque chose est venu. Rien ne peut plus lui résister. Ecoute-le, c'est la vague elle-même qui est en train de sculpter."
Ce ne sont plus en effet les coups réguliers, le rythme patient, retenu qui est celui d'Œdipe. Ce sont des coups qui brisent et font voler la pierre par pans entiers et qui ne s'arrêtent pas. On croit entendre la mer elle-même qui n'a pas à ménager ses forces, ou l'orage qui se rue follement vers eux. On entend les grondements encore lointains du tonnerre et les premières gouttes commencent à tomber. L'ouragan se déchaîne, les vagues en bas se creusent, s'élèvent très haut et retombent en mugissant. Des rafales de pluies s'abattent sur eux en trombe, Antigone, effrayée, crie à Œdipe : "Remonte, remonte vite !" Un grand rire triomphant s'élève auquel répond, à côté d'elle, celui de Clios qui exulte et crie entre deux coups de tonnerre : "La vague monte, elle monte. Il va la forcer, la plier !" Œdipe se hisse sur une pointe de rocher où il se tient à cheval. Il travaille des deux mains avec des outils énormes. La pluie et les éclairs aveuglent Antigone, mais elle entend le bruit forcené du burin, de la masse et de la pierre fracassée. On dirait qu'un géant creuse et frappe la falaise. Clios rit et, en hurlant des messages, modifie sans cesse la tension de la corde. Le rire et les cris victorieux d'Œdipe lui répondent. Antigone est écrasée par la pluie torrentielle, le vent et le tumulte du tonnerre. Un éclair jaillit, elle pense que la foudre va frapper Œdipe, mais non, l'orage n'est pas encore à son paroxysme et elle tombe près du rivage sur un grand arbre qui prend feu.
Clios lui crie dans l'oreille : "Il a réussi, la vague retombe !" Elle est effrayée, elle ne comprend plus ce qui se passe, elle a froid dans ses vêtements trempés. Clios a rejeté presque tous les siens et, tout en manœuvrant la corde, il hurle de joie. Antigone se dit que l'orage et la mer ont déjà dû laver les vomissements d'Œdipe. Plus rien ne reste de ce moment affreux qu'elle sera seule à connaître.
Un soleil mouillé projette quelques rayons à travers les nuages en fuite et déjà un autre grain se prépare. Le tonnerre gronde à nouveau, mais la pluie n'obscurcit plus son regard. Elle se penche. elle veut prévenir Œdipe. Sa tête aux yeux voilés et ses formidables épaules sont entourés d'étincelles. Il frappe la base du surplomb à coups redoublés; il en arrache de force la vague, il la courbe sous lui et la renvoie, furieuse, écumante, déferler dans la mer. Clios voit-il les mêmes choses qu'elle ? Il n'en est pas effrayé, au contraire. Il est triomphant, jubilant et lorsqu'Œdipe hurle de sa voix d'airain, il lui fait écho de toute la force de la sienne. Il se tourne vers elle, il la contraint à regarder, à comprendre, à soutenir, elle aussi, de sa violence l'acte qui a lieu là. Elle ne peut résister à son regard et elle répond par ces clameurs à celles qu'Œdipe ou Zeus profèrent avec la mer. Sibylle ou pythie, elle n'est plus qu'une voix qui arrache de son corps son cri le plus extrême tandis que lui ébranle la falaise, de ses outils divins et de l'inconcevable épaule.
La pluie redouble, les éclairs sillonnent le ciel, la foudre tombe plusieurs fois. Des arbres brûlent sur les falaises et elle pense : "Pourvu que les pêcheurs soient rentrés." Elle est emportée dans le tourbillon des éléments et n'a plus conscience du temps qui s'écoule. Clios tout à coup tend la corde à côté d'elle et crie : "N'aie pas peur, il vient !"
Deux mains immenses atteignent le bord de la falaise, y prennent appui et soudain le géant est là, encore entouré d'étincelles. Il brise en riant la corde qui lui enserrait la taille, élevant d'un mouvement superbe son corps très haut au-dessus d'elle. Qu'il est beau, aveugle, rayonnant et bondissant peut-être. Comme il verdoie, quand d'un geste vaste et négligent il rejette ses énormes outils dans la mer.
Il est en face d'elle, les bras ouverts. Sa bouche, son front, ses yeux couverts du bandeau blanc sont empreints d'une bonté, d'une gaieté souveraines. Elle court vers lui, enserre sa jambe de ses bras. Son front repose enfin sur le genou puissant qui est à hauteur de sa bouche. Qu'il est bon d'être aussi riante ou en larmes et se laisser glisser sur les genoux pour saisir et embrasser les chevilles, les pieds nus et blessés. Est-ce qu'il va grandir encore, s'élancer dans la mer, être enlevé dans le ciel par le char ardent tiré par des chevaux de feu ?
Henry Bauchau, Œdipe sur la route - Actes Sud - 1990 - pages 153-158
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