Car à vingt ans
tu optes pour l'enthousiasme, tu vois rouge, tu ardes, tu arques, tu astres, tu
happes, tu hampes, tu décliques, tu éclates, tu ébouriffes, tu bats en neige,
tu rues dans les brancards, tu manifestes, tu lampionnes, tu arpentes la lune,
tu bois le lait bourru le vin nouveau l'alcool irradiant, tu déjeunes à la
branche, tu pars à la découverte, tu visites l'air les champs les ruines les
métropoles les stades et les musées les jungles et les églises les arènes les
volcans les chutes les fjords les oueds les lagunes les bayous les caftons les
toundras les déserts les grandes salles des châteaux les jardins suspendus les
pyramides les mégalithes les catacombes les cavernes ornées les blanches
montagnes les théâtres étoilés la mer Océane, tu bolides, tu pagaies, tu
varappes, tu dribbles, tu crawles, tu voles à voile, tu hameçonnes les filles,
tu t'amouraches, tu gamahuches, tu renverses la vapeur, tu déploies les
couleurs, tu dérides les bonzes, épouvantes les bigotes, scandalises les vieux
birbes, tu convoles un jour dans l'infanterie un jour vers les oiseaux-lyres
les aigles-bugles les cygnes au cri de cuivre un jour avec les clartés furieuses
les splendeurs d'ombre la nature, tu idéalises, tu ambitionnes, tu adores, tu
détestes, tu brilles.
A quarante ans
je te retrouve rongeant ton frein, tu fondes sur la sympathie, il y a un cerne
noir à toute chose, tu déshabilles du regard, tu convoites, tu prémédites, tu
disposes tes chances, tu te profiles, tu places ton sourire tes phrases tes
bouquets tes collets tes canapés, tu estimes, tu escomptes, tu commerces, tu
carbures à prix d'argent, tu te pousses dans les milieux, tu médis du tiers et
du quart ou fais du plat selon le rang, tu arroses, tu gobichonnes, tu prends
du ventre, tu prends des mesures, tu prends médecine, tu te mets au vert, tu
récupères, tu remets ça, tu enrobes et te lisses le cheveu, tu ne veux pas
avoir l'air, tu opères comme en glissant, tu serpentes, tu attaques par le
faible, tu escarmouches à petits coups de champagne, tu endors les chagrins, tu
tamises les lampes, tu officies sous le manteau de la nuit... mais se réveiller
: la grisaille la routine les manigances la vacherie... comme tu voudrais un
jeu neuf! que s'il te l'était donné, tu laverais les sons, ressourcerais les
images, procéderais à la toilette des Muses des Grâces des bonnes fées, or tu
dissèques, tu calcules, tu cogites, tu épilogues, tu fais silence.
A soixante ans tu dates, tu radotes, tu perds la main l'ouïe tes dents, le cœur te faut, les jambes te flageolent, tu tombes en faiblesse, encore un peu et tu retombes dans une enfance touchée à mort.
Henri Pichette, Les Épiphanies, mystère profane, Gallimard, 1948
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