Car le sort des poètes est aussi pitoyable que le tien. On leur décerne les palmes imprescriptibles du chant en faveur de l'humanité, mais c'est pour mieux leur faire rentrer dans la gorge, pour mieux recoudre ce que leur plainte a déchiré, pour mieux endormir la pensée alertée et ramener le cœur bouleversé dans la soupe fade et mensongère des convenances et de la morale hideuse des familles.
Attends, Pénélope, attends...
N'est-il pas écrit, à l'horizon du poème, qu'Ulysse enfin plantera sa rame en terre ?
Les aigles ne peuvent-ils rentrer leurs serres, les demeurées retirées leur voile ?
Non, il n'est pas impossible, le poète l'a promis, que les hommes déposent les armes, que les femmes disent ce qu'elles taisent et soient entendues.
Il n'est pas impossible , Pénélope, l'histoire est si longue et incertaine, qu'on arrive un jour à Ithaque.
Car entre Ulysse à son navire, et toi à ta navette, c'est trop de tours et de détours pour s'éloigner et revenir et se manquer, c'est trop d'approches et trop d'écarts, trop d'évitements, de frôlements et de contournements pour nul séjour.(...)
Peut-être, songes-tu maintenant, le malheur vient-il de ce que les hommes et les femmes ne pleurent pas ensemble, longtemps, longtemps enlacés...
A la fin Ulysse sorti de la légende ne serait plus ni héros, ni conquérant, ni massacreur de villes, mais Personne, ou Quiconque, ou Tout-homme, un tout-humain, un vieillard mendiant, ayant beaucoup souffert et très longtemps cherché une vie entière tout ce qui se peut chercher, mais seulement désormais comment mourir en paix parmi les siens.
Toi Pénélope, tu t'avancerais vers lui, ayant retiré toutes parures et parades. En mortelle prête à mourir, tu lui donnerais l'hospitalité sans réserve, n'ayant rien à lui transmettre que ce qui ne t'appartiens pas et te fut seulement confié, la vie, Télémaque, Mélantho, la terre d'Ithaque, la promesse des oliviers.S'embrassant comme s'embrasse à lui-même le tronc de l'olivier, Ulysse et Pénélope confondraient leurs sanglots, et...
Annie Leclerc, Toi, Pénélope, Actes Sud, février 2001
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La chute est très belle...
Rédigé par : MM | 09 avril 2013 à 19h52
C'est beau !
Rédigé par : MM | 30 mars 2013 à 21h53