...Betty relisait Theodor Adorno, s'exerçait à la philosophie. Elle tentait non pas d'admettre, mais de comprendre les choses. Parce qu'elle s'évertuait à vivre, il lui arrivait, juste pour la beauté du sport intellectuel, d'essayer de contredire ce magnifique penseur. Mais parce que vivre n'est pas seulement l'évidence d'un verbe en cinq lettres, mais un carrefour à cinq pattes, son hésitante orientation la conduisait, parfois, à suivre Adorno. Elle avait lu qu'Après Auschwitz, il ne peut plus y avoir de poésie, mais elle s'était empressée d'ajouter : Dans un monde sans poésie, seule la mort serait poétique et significative. Il faut bien qu'il se passe quelque chose. Effrayant ? Glisser. Se laisser porter. Suivre la pente douce, comme ceux que rien ne retient. Facile ? Sincèrement, pourquoi s'abîmer les ongles sur la paroi du précipice, quand rien ni personne ne vous arrime à la terre ferme ? C'est tellement plus reposant de lâcher prise. Dans tes pas, Adorno ! Dans ton sillage, Adorno ! Puisque la barque semble ne mener nulle part. Et si je te suivais ? Juste pour voir.
Mais derrière Adorno, Betty perdait aussi sa route. Elle, voulait vivre. Mais la vie lui faisait peur. Au beau milieu de ce mot, il y a le I, de l'Inassouvi. Vie, trois lettres, pour les trois parts de notre existence : entre le V de vivre et le E de Exister, se dresse, impériale, la colonne, ce I, de l'Inassouvi. Cette césure, dans le mot vie, fend le cœur de l'homme et le fait vaciller, en permanence, entre le vide et le plein, entre le fuyant et le saisissable, entre le doute et l'espoir. Alors Betty se disait : Betty Boop ouvre grands ses yeux sur le monde et ça ne l'empêche pas de danser avec légèreté. Danser à mort, c'est une façon de fuir l'emprise de la vie, c'est le mourir poétique. A la fin du film, quand le générique emplit les oreilles, Betty Boop se retire avec grâce, disparaît de l'écran, elle montre que mourir est une autre façon de danser ; il faudrait faire comme elle, se disait parfois la Loupe. Mais cette fois-là, parce que mourir lui faisait peur aussi, elle était ravie d'entendre la voix d'un certain monsieur, son ami ange gardien, qui lui disait que Betty Boop est une fieffée menteuse, car personne ne peut danser à mort sans traverser la vie, il fallait donc danser la vie. Alors, elle faisait mine de défendre Betty, mais cette homme qui désavouait Betty Boop avait un sourire et des mots qui donnent envie de laisser ses ongles sur la paroi, de s'accrocher, de remonter du fond de chaque gouffre et de rester sur la terre ferme, de danser malgré tout.
Il suffit parfois d'un café avec un ami pour oser contredire Adorno. Bien sûr qu'il peut toujours y avoir de la poésie après Auschwitz. Vivre bien entendu procède de la chance, mais tenter de vivre est un devoir, celui d'arracher au chaos tout ce qu'il nous prend pour offrir au néant. Le chiffre nul, le 0, s'il était un récipient, ce serait une calebasse qui ne saurait contenir l'humain, car notre simple position debout est déjà un 1, un aleph, et, à partir de là, le compte commence et continue. Même la musique zéro de l'œuf est une promesse de vie. Entre l'ombre du gouffre et la lumière éblouissante s'étale le diamètre des nuances possibles. L'occasionnel passage dans les ténébreuses crevasses rend l'arc-en-ciel plus merveilleux. Autant garder ses yeux ! Dans la traîne de la nuit, un pinceau invisible trace des faisceaux de lumière, autant de projecteurs éclairant autant de pistes, où le bonheur joue à cache-cache avec la vie. ici ? Là ? Qu'importe, on cherche, encore !
Les jours optimistes, Betty la Loupe s'avouait sa quête du bonheur et, bien qu'elle la trouvât illusoire, se lançait dans une rêverie enjouée :
― Le bonheur ! On ne court qu'après lui, en attendant d'épuiser son bon d'heures. Alors, dans la boue, dans la bouse, je vais le chercher. Quand le blues enfile une blouse blanche, je veux chercher. Sous le houx, avec ma houe, je veux chercher. Grattant le gré, glissant sur la glaise, je veux chercher. Dans toutes les vallées, sur toutes les dunes, je veux chercher. Derrière toutes les frontières des terres réquisitionnées, je veux chercher. Sur tous les versants de toutes les montagnes, je veux chercher. La barque en péril, vers toutes les îles, je veux chercher. Parce que l'île est à la fois prison et ouverture, en m'enfermant j'embrasse le monde. Errer ? Vaquer ! Marcher, rouler, voler, courir, gravir se hisser sur l'autel de la vie. Encore et toujours chercher. En dépit de dégringolades, persister. Jusqu'au bout du souffle, je veux chercher, comment être sans mal-être. Je cherche, entre chaînes et poignées, entre amours et désamours, entre confiance et méfiance, entre soif et ivresse, entre fixité et mouvement, entre transhumance et errance, entre anxiété et sérénité, je veux trouver la ligne d'équilibre.
Fatou Diome, Inassouvies, nos vies, Flammarion, 2008.
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