25.
MOI-MÊME ET L’AUTRE nous sommes rencontrés ici, au plus reculé du voyage.
Ceci, au pied des derniers contreforts des plateaux étalés horriblement à six
mille mètres de hauteur, plus désertiques et plus âpres que les pics les plus
déchirés de l'autre Europe, ceci m'arrive, après cette étape, la dernière de
celles qui prolongeaient la route ; la plus extrême, celle qui touche aux
confins, celle que j'ai fixée d'avance comme la frontière, le but géographique,
le gain auquel j'ai conclu de m'en tenir. C'est ici, dans la contrée frémissante
d'eaux et de vents dévalants, c'est ici, après cette journée plus fatigante que
toutes les autres — (cependant la fatigue était non pas domptée, mais dépassée,
dominée), sans avoir pris de repos, l'affalement douloureux et l'envie de
pleurer de détresse, avaient fait place à une inattendue lucidité, — sur la
terrasse moins enfumée que l'antre de cette maison tibétaine, dans un
crépuscule où le jour prolongé n'a plus semble-t-il de liaison au soleil ; la
lumière s'exhale des choses ; — et j'étais debout, marchant malgré moi un peu
plus loin qu'il ne m'était permis. C'est alors que l'Autre est venu à moi.
Nous nous sommes trouvés (doucement) face à face ;
l'Autre, comme s'il me barrait silencieusement le chemin prolongé en dehors de
moi, malgré moi. Je l'ai reconnu tout de suite ; plus jeune que moi, de quinze
ans, il en portait seize ou vingt, plus maigre et plus blond, il s'habillait
naïvement d'un vêtement européen d'un beige effacé par l'usure, le soleil, ou
la mode d'autrefois, et qui d'ailleurs lui seyait bien. Il avait peut-être un
peu d'aigre dans le maintien ; mais je trouvais une grande affection pour la
jeunesse blonde qu'il ramenait de si loin et du profond du temps. Le moindre
reflet noisette dans ses yeux était un rayon frémissant, jeune et jaune.
Cependant l'étonnement de le rencontrer là m'est venu, tardif, avec ces paroles
:
— Comment ! c'est toi qui existes encore ! toi ici !
— Tu ne fais pas partie du paysage. Ton veston
détonne, et tes souliers et ta figure blanche sans hâle. Tu n'as pas froid ? Tu
n'as pas l'air habitué aux hautes altitudes...
Il se présentait, oblique, sans me regarder ni
peut-être me voir. Je questionnais sans attendre de réponse. Une réponse qui
m'aurait bien plus étonné que son silence. Et en effet, il ne répondit pas.
Je lui en sais gré. Je devrais alors transcrire un
dialogue assez invraisemblable, quand mon monologue ruminant et ratiocinant
reste logique et justifié. Cependant j'observais une singulière transparence
dans sa personne. Le paysage éteint presque par la nuit, le formidable déboulis
de roches et de torrents, et les falaises torturées dans l'ombre par des filons
qui les étreignaient comme des nœuds, la sève dans le tronc, se montraient à
travers lui, l'absorbaient. L'Autre devenait fumée, avant de m'avoir répondu.
Cependant, avant qu'il ne disparaisse en entier, j'avais eu le temps non
mesurable, mieux : j'avais eu le moment d'en recueillir toute la
présence, et surtout de le reconnaître : l'Autre était moi, de seize à vingt
ans. — Un pan sinueux et fantôme de ma jeunesse à moi, casanière et éberluée,
un pan de ce voile de ma vie, flottait donc ici, dans les vapeurs roulantes du
torrent, suspendu dans ces gorges plus hautes qu'une trouée de dix Rhônes...
dans cet endroit, le plus reculé du monde pour moi, puisqu'il marquait le coude
et le retour du voyage ; ce regain de jeunesse, ce regard recueilli, et le
geste adolescent du visage, et l'inespérable charme de tous les espoirs devinés
à cette heure et que la dure réalisation étouffe un à un en choisissant
quelques-uns d'entre eux qu'elle grossit et démesure jusqu'à l’outrance, —
voilà donc ce que j'étais venu trouver jusqu'ici.
Maintenant, l'Autre a totalement disparu ; jusqu'à la
nuit complète, et qui ne laisse aucun espoir subsister dans les yeux. Je me
souviendrai, certes, de ce que j’ai revécu dans les siens. Souvenir, comme
lui-même. Une autre étape. Un autre jalon. Si l'on redit à un enfant quelque
trait de sa première enfance, il le retient et s'en servira plus tard pour se
souvenir, réciter à son tour, et prolonger, par répétition, la durée factice.
Ici, j'ai quelque instant d'emprise directe, hors du passé périmé ; quelque
chose est revenu. — Pourquoi de si loin, et surtout, pourquoi si loin ? En
dehors de tout ce qui pouvait évoquer l'Autre, ma jeunesse ? En dehors de tout
décor familier ; car ces monts bouleversés, et ces crêtes verticales dans le
ciel dépassaient même mes espoirs naïfs de voyage... Peut-être que les espoirs
et les rêves de l'Autre dépassaient eux-mêmes ce voyage, et que, mort d'années,
et rêvant, il se trouvait ici, comme en jouant, alors que j'ai dû y parvenir à
grand-peine de mes os ossifiés et de mon expérience même de la route ? — Il
avait l'air d'être là, comme chez lui, plus à son aise que moi, nullement gêné
par la haute montagne, ni par le glacé du soir sur ces hauteurs, dès la tombée
du soleil, ni inquiet de l'étape du lendemain... Lui, ne m'a pas interrogé
seulement sur ce que je venais faire. M'a-t-il vu ? Je n'en sais rien. Il a
semblé me négliger. Il n’a pas su même que je prenais possession effective, le
premier homme, d'un lieu du monde qu'il aurait à peine soupçonné... — Il n'a
point paru me féliciter d'y être parvenu, au prix du sang, en chair et en
muscles..., puisque voici maintenant qu'il s'y promène, un peu indécis — et
c'est son charme — prêt à tout, prêt à d'autres lieux, prêt à habiter d'autres
possibles... Riche de tout ce qu'il espère, et négligent de ce qu'il a, — car
il n'a rien encore.
Je ne suis pas venu ici pour me trouver nez à nez avec
un naïf souvenir de jeunesse.... et c'est pourtant lui qui se place au tournant
et au confin ! C'est une leçon... C'est lui maintenant, c'est l'Autre qui me
donne une leçon d'expérience ! Sans doute son air détaché et désintéressé
m'apprend la vanité de ce que je suis venu rejoindre ici. Si j'avais un peu de
foi pour le petit dieu de voyage, — qui ne m'a pas quitté, — je lui soumettrais
ce cas étonnant de conscience, ce problème de topographie dans l'espace et dans
le temps du passé... Mais je sais par avance qu'il ne fera rien que de rire un
peu plus dans son cristal doré, et que c'est justement là sa science. Je ne lui
demanderai rien de plus. Simplement, étant allé jusqu'au bout de ma course, —
je reviendrai.
Mon visage a changé de direction en revoyant l'autre
visage. Je suis orienté sur le retour.
Victor Segalen, Equipée - Gallimard, 1983
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