Quelque chose se défait de l’humain, dans une sorte
de folie morne où chacun ressemble à chacun et s’agite, pour rien, incapable de
se supporter, seul face à lui-même, dans une chambre aux dimensions plus vastes
que la terre.
*
Le seul voyage à entreprendre est celui que l’on
fait en soi-même, dans ce territoire pour lequel aucun guide n’est écrit, où tout
change sans cesse, et dont nous ne parvenons à explorer, si grands que soient
nos efforts, qu’une infime partie.
*
Lenteur. Toujours plus de lenteur au centre du
silence dont j’écoute le bruissement, ce je-ne-sais-quoi autour de moi, comme
la giration des astres.
*
Quand je reste seul chez moi, lorsque V. et L. sont
en voyage, je ferme la maison à clef, parfois je décroche le téléphone qui d’ailleurs
sonne de moins en moins, et comme la sonnette ne fonctionne plus, je ne crains
pas les importuns. Je respire enfin dans ma forteresse. Je reste seul avec
l’écriture, qui n’est pas forcément une compagne de tout repos.
*
Je ne suis pas satisfait de mon travail. Je ne suis
jamais satisfait. Il est impossible d’être satisfait : ce serait comme une
forme de meurtre.
*
Ce que je désire est vague, au fond. Qu’est-ce que
je désire ? Quel genre de livres voudrais-je avoir écrit ou écrire ? Je ne le
sais pas. Je sais seulement que je n’ai pas atteint un but que je suis incapable
de définir. Ce but innommable. Y avait-il seulement un but?
*
Je ne puis être que moi-même. Ce constat a quelque
chose d’effrayant. Quoi que je fasse, oui, je ne puis être que moi-même. Je ne
pourrai jamais m’échapper.
*
Pessoa est-il vraiment parvenu
à vaincre le un? A-t-il vraiment brisé la gangue de son nom ?
*
Parfois, je me sens pris en moi-même comme dans un
moule de béton qui se solidifie. La poitrine de mon esprit s’écrase et se
paralyse.
*
Quand j’écris – et surtout quand j’écris lentement
comme ici, en formant bien mes lettres, sans ratures, je ne sens plus le
temps. Non seulement le temps qui s’écoule, mais celui qui s’est écoulé. Ma
main me paraît exactement la même que celle du petit garçon premier en écriture
que j’ai été.
*
Bonheur de la brièveté. Surtout ne pas tomber dans
le piège du développement.
*
Le soir vient, comme je l’ai vu tant de fois venir.
La lumière, sur les toits, prend un ton moins acide, tandis que l’ombre efface la
couleur des façades. L’ordinaire, le mille fois vu, mais dont je ne me lasse
pas et qui me donne, trompeuse, une sensation de permanence, je dirais même
d’éternité.
*
L’été, à peine le début d’août, mais pourquoi, déjà,
ai-je une prémonition de l’automne?
*
Ces notes, il me serait impossible de les écrire
autrement qu’à la plume. J’y suis l’hôte d’une lenteur que je n’avais pas connue
depuis longtemps. Est-ce l’apaisement? Non, seulement une manière de
résignation sans doute.
*
Retour amont, si loin, vers des lieux et des faits
que je croyais avoir oubliés, mais soudain là, venus d’un demi siècle, résidus
de mémoire, squames du jamais plus.
*
Dans la moindre phrase que j’écris, la plus banale
remarque, je sais que l’autre peut se retrouver, même si je n’ai pas pensé une
seconde à lui.
*
Peut-être, un soir d’été, dans la lumière déjà
bleue, sera-t-il moins difficile de mourir ?
*
L’ère du maternage généralisé est advenue. Qui peut désormais
s’assumer seul? Qui pourra se passer de ces aides psychologiques instantanées,
purs gadgets, dont on se demande comment des psychologues sérieux peuvent
admettre le côté farce ?
*
Il y a quelques années, le soir, les pipistrelles
abondaient dans mon jardin. Aujourd’hui, il n’y en a presque plus. La hora del murciélago, chère à Juan Ramón Jiménez, n’est plus qu’une heure banale. Les espèces meurent dans l’indifférence et le silence, mais quel progrès ! : on peut désormais dormir sans moustiquaire et laisser les lampes allumées face à la nuit.
*
Écrire par ellipses et laisser au lecteur le soin de
rétablir la logique du discours.
*
Un écrit fragmentaire peut difficilement se dévorer : chaque fragment crisse sous la dent comme un grain de sable et
ralentit la manducation.
*
Pour moi, l’écriture est avant tout rythme,
balancement de mots saisis par l’attention aux guides relâchées.
*
Un jour, j’ignore lequel, demain peut-être, la
brièveté de ces notes, le format de ce carnet, ne me séduiront plus. Il sera alors
inutile d’insister : le livre, car il s’agit bien d’un livre, avec son économie
singulière, sera achevé. Je le refermerai sans regret, incapable de lui ajouter
un mot, prêt à passer à autre chose d’une forme totalement différente et dont
je n’ai pas la moindre idée.
*
Quelle est exactement la dernière pensée de celui qui se suicide, et pourquoi, au moins pour moi,
qui pense si souvent au suicide, la mort est-elle si difficile à regarder en
face ?
*
La chaotique ménagerie de mon cerveau où, fatalement,
je saute du coq à l’âne.
*
Brutalement, tandis que j’écris, apparaît la haine
de moimême, l’envie de tout brûler, et pourquoi le doute me retient-il au bord
de ce geste de sanité ?
*
Emily Dickinson. Sa concision mystérieuse. Si
compréhensible pourtant, lorsqu’on songe que, pour elle, le mot carrière n’avait pas de sens.
*
Ma tête: un grelot dont la peur serait le pois.
*
Ce sont les mots qui m’inventent: je les choisis,
mais en même temps ils s’imposent.
*
Rêve: encore une fois une gare, un départ hasardeux
depuis une petite ville inconnue – il y avait un morceau de façade peint en
bleu et la lumière était grise – où, dans un magasin de tissu (?), au milieu
des coupons, on trouvait des livres dont l’un contenait une phrase de moi.
Hâte. Sensation de salissure. Angoisse. Une faute a été commise et le jugement
paternel tombera.
*
Je n’ai jamais cessé d’être jugé, et ravalé, dans
mon esprit.
*
La dissimulation est le bien commun. Derrière, en
général, une souffrance plus ou moins honteuse.
*
Le terrible est bien là, invisible la plupart du
temps. Menace ouatée de tous les instants. Horreur masquée des organes. Misères
du hasard.
*
Quand la tentation de développer advient, je coupe :
laisser la question au bord du vide.
*
Fatigue vermiculaire dans les muscles dès le matin:
éclosion de la ponte de l’insomnie.
*
Ciel voilé. Demi-jour. Rien que de très banal. Et pourtant comme
une menace. Au fil du temps, pour moi, les éléments se
sont chargés de peur, j’ai appris à les respecter. En d’autres temps, sans
doute, en aurais-je fait des dieux.
*
Soudain une phrase se forme, qu’il faut capter. Une
phrase, sculpture de mots bien plus que désir de dire quoi que ce soit.
*
Un sculpteur, invisible et silencieux, enfonce son
ciseau dans mes muscles, pour donner forme à ma douleur.
*
Est-ce que j’espère encore quelque chose, hormis
l’ouverture des portes de la nuit ?
*
Rêverie: j’ai fait marché avec le vent pour qu’après
ma mort il balance le hamac où l’on aura couché mes os.
*
Se dresser contre son temps n’est pas se dresser
contre le temps, vêtu d’une armure de nostalgie. Je sais voir couler l’eau et
disparaître à jamais les fétus qu’elle emporte. Je sais voir l’érosion des
visages et des pierres. Mais je refuse de confondre la mode et la pensée.
René Pons, Carnets des poussières, L'Amourier, février 2010
Ailleurs : - Un article dans Le Matricule Des Anges sur "Le bruissement des mots" - Sur Remue.net, article "René Pons, la voix des solitudes" - La page de l'auteur sur le site des Editions cadex - Une vidéo sur le site des éditions Cadex "Le genre Carnet"
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